Chapitre 1
Béthély, 476 - 486 A.G.
L’autre côté du soleil. C’est ainsi que Lisbeï appelait la lune quand elle était petite, pour le grand amusement des gardiennes, quand la garderie ouest était encore pour elle « la Garderie ». Elle avait dû voir quelquefois la lune dans le ciel alors que le soleil n’avait pas tout à fait disparu derrière la haute enceinte du parc-jardin (« les yeux d’Elli : bonne nuit », disaient alors les gardiennes). En tout cas, l’autre côté du soleil flotte dans sa mémoire chaque fois quelle évoque la garderie ouest, comme les lunes pâles ou rousses de son enfance flottaient vers le haut du soir, symboles d’un espace de temps interdit aux petites mosta puisque c’était l’heure d’aller dormir, les rangées blanches du dortoir, le silence obscur empli de souffles.
Pourtant Lisbeï ne serait sans doute jamais restée les yeux ouverts à rêver d’autres côtés s’il n’y avait eu Tula. Car Tula était venue de l’espace invisible qui devait exister à l’extérieur de la garderie, autour de l’enceinte circulaire du parc.
L’apparition de Tula, c’est le premier vrai souvenir de Lisbeï. Dans la salle de jeux, à la garderie. Elle est seule dans son coin, déjà une habitude. Elle doit avoir cinq années : les toutes petites mosta quittent les nurseries pour rejoindre les grandes dans les garderies quand elles savent marcher, et Tula (l’aventureuse Tula !) a marché très tard, à presque trois années. Lisbeï a cinq années et elle est seule dans son coin. Elle préfère : elle ne sait pas encore pourquoi, mais elle ne se sent pas bien quand il y a trop de mosta près d’elle. Heureusement, les nurseries ont été réorganisées en groupes assez restreints juste avant sa naissance, ou Lisbeï serait devenue folle parmi ces centaines de bébés puis de toutes petites toujours ensemble. Elle a eu le temps d’apprendre à se protéger sans bien savoir comment, la présence des autres n’est plus qu’un malaise indéfini ; c’est comme si elles faisaient trop de bruit, même quand elles ne disent rien ; ou comme s’il y avait trop d’odeurs bizarres, même quand elles reviennent du bain, tout humides et roses et propres. Ou trop de quelque chose, en tout cas Lisbeï sait que c’est moins pénible quand elle s’éloigne.
Les autres mosta ont eu le temps de s’habituer aussi à Lisbeï ; et même de commencer à croire que ce sont elles qui la tiennent à l’écart ; et même de commencer à l’exclure délibérément de leurs jeux. Et les gardiennes se sont habituées, après plusieurs efforts infructueux pour ramener Lisbeï dans le cercle des autres mosta, et en voyant qu’elle semble se débrouiller très bien toute seule tant que personne ne vient lui prendre ses jouets (ce que Méralda et sa bande ont cependant commencé de faire depuis quelque temps). Les vrais apprentissages n’ont pas encore commencé (on en est au stade des comptines apprises par cœur, des papiers découpés et du modelage de terre glaise, des premières tentatives de couture), et l’attitude de Lisbeï ne fait pas vraiment problème pour les gardiennes. Elle a bien essayé de leur expliquer, au début. Mais la réaction de la seule gardienne à qui elle a parlé de ses perceptions bizarres l’a dissuadée d’insister : « Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? » (avait dit la vieille Tessa) ; sa désapprobation incrédule avait été si forte que Lisbeï avait compris et renoncé à en parler : tout le monde n’était pas comme elle.
Elle a cinq années et elle joue toute seule, tranquille. Elle s’est habituée, et même de commencer à penser qu’elle a choisi elle-même d’être seule. Ce n’est pas comme Rubio, Turri et Garrec qui jouent toutes seules aussi dans un autre coin – mais on dit « tout seuls » pour Rubio, Turri et Garrec ; on dit « ils » ; on dit « les garçons ». Lisbeï ne sait pas bien pourquoi, ni depuis quand. Les gardiennes disent « les garçons » et ils lèvent tous les trois la tête comme s’ils étaient une seule personne. Ils sont toujours ensemble, ils font tout ensemble, c’est pour ça qu’on ne les appelle presque jamais séparément. Ou peut-être est-ce l’inverse, à force d’être appelés collectivement « les garçons » par toutes les gardiennes, ils ont fini eux-mêmes par ne plus bien se distinguer les uns des autres – mais Lisbeï est trop petite pour le comprendre. En tout cas, même s’ils sont tous seuls aussi, ce n’est pas comme pour Lisbeï. Elle serait bien en peine d’expliquer pourquoi ; elle dirait que les autres mosta n’aiment pas jouer avec eux. (Elle, ce n’est pas pareil parce que c’est elle qui n’aime pas jouer avec les autres, n’est-ce pas ?) Elle est trop petite aussi pour comprendre que c’est l’attitude des gardiennes qui a mis les garçons à part et que, comme les autres mosta, elle imite inconsciemment les gardiennes. Pourquoi s’en rendrait-elle compte ? Les gardiennes elles-mêmes ne savent pas qu’elles traitent les garçons autrement et seraient sans doute bien surprises si on le leur faisait remarquer.
Lisbeï joue avec des blocs de bois, cubes et pyramides et boules qui rentrent dans les trous d’une planche découpée pour les recevoir : carrés, rectangles, ronds, triangles… Une place pour chaque chose et une seule – mais Lisbeï préfère le plaisir pervers de poser le petit cube dans le trou du grand rectangle où il tient à l’aise, ou les deux pyramides renversées sur leur pointe dans les trous ronds où l’on doit mettre les boules. Chaque nouvelle gardienne lui fait remarquer que ce n’est pas la bonne façon, mais elles finissent par la laisser tranquille quand elle leur montre qu’elle sait exactement où se met quoi ; elles s’en vont en secouant la tête et Lisbeï se remet à installer des cubes dans des rectangles et des boules dans des triangles. Avec son désir de solitude, c’est le seul caprice de Lisbeï, qui est par ailleurs une petite mosta exemplaire : les gardiennes sont bien prêtes à le lui passer. La porte s’ouvre et la silhouette ronde et bleue de la gardienne Mélanthé vient en remplir le cadre. Elle doit amener d’autres nouvelles mosta avec Tula : les jours suivants, il y a eu des disputes parmi les « grandes » pour savoir qui s’occuperait de qui ; mais Lisbeï ne se rappelle pas ces autres petites mosta. Elle se rappelle seulement… quoi ? La lumière, voilà, comme si Tula était apparue dans une flaque de soleil. (Lisbeï se rendra compte par la suite que c’était impossible : la lumière des fenêtres, dans la salle de jeux de la garderie ouest, ne touchait jamais ainsi la porte.) Mais les couleurs de Tula étaient si vives, elle avait l’air… toute neuve, comme une merveilleuse poupée vivante : l’auréole de ses cheveux, si roux qu’ils en étaient presque rouges, et la peau si blanche en contraste avec la tunique vert pomme et les yeux, les grands yeux couleur d’aigue-marine… non, Lisbeï ne connaissait pas ce terme-là, ce sont seulement des yeux bleus, non, gris, non, bleu-gris-vert, qui étincellent et la regardent, elle, Lisbeï. La petite main de Tula lâche la tunique de la gardienne à laquelle elle était agrippée et les petites jambes de Tula la portent en titubant tout droit à travers la salle vers Lisbeï, et la petite bouche rose s’ouvre dans un sourire mouillé. Lisbeï s’est déjà avancée aussi sans s’en rendre compte et elle serre contre elle le corps chaud – parfumé, lumineux ? Pas vraiment, mais c’est tout cela pourtant, comme avec les autres mosta mais exactement le contraire : être tout près de quelqu’une et sentir sa présence à l’intérieur ou à l’extérieur de son propre corps, difficile de faire la différence, comme une chaleur, ou une lumière, ou une odeur. Mais, avec Tula, être bien, se sentir… à sa place, et que l’autre est à sa place aussi et le sait. Et en sentant la chair douce appuyée contre sa joue, c’est comme si Lisbeï se souvenait, mais elle ne sait pas vraiment de quoi, il y a déjà eu la courbe d’une telle chair tiède contre ses lèvres, et des bras autour d’elle, quelque part, dans un autre temps, la même lumière enveloppante, la même chaleur où l’intérieur et l’extérieur de son corps s’échangeaient, l’éclair de plaisir délicieux, poignant, la pression élastique contre son visage, et cette chair mystérieuse qui coulait en elle pour combler le vide de la faim…
En fait, elle n’en est pas très sûre. L’apparition de Tula, elle se l’est rappelée tant de fois depuis, c’est le souvenir du souvenir d’un souvenir. Peut-être est-ce arrivé tout autrement. Laquelle des deux a reconnu l’autre ? Comme la poussine au sortir de l’œuf, s’est souvent dit Lisbeï plus tard : un instinct. Mais laquelle a été imprégnée par l’autre ? Tula par Lisbeï au sortir de la nurserie, ou Lisbeï au sortir de ces limbes sans mémoire, le temps d’avant Tula ?
Mais elle n’a pas pensé cela. Elle n’a sûrement pas pensé non plus, à cinq années, que Tula était un don miraculeux, l’intersection d’un autre espace avec le monde jusqu’alors clos de la garderie. Le caractère soudain de cette apparition, oui, elle en est sûre. Les réactions des autres, aussi : la stupeur perplexe des deux gardiennes, d’abord, vite maîtrisée : « Très bien, Lisbeï, c’est toi qui t’occuperas de Tula » (c’est ainsi qu’elles ont appris leur nom respectif). Et puis les autres mosta, étonnées, vite jalouses de cette incompréhensible élection réciproque. Les jours suivants, il y a des disputes pour presque rien, des bousculades, des pinçons sournois de Méralda ; et Lisbeï croit bien se rappeler le sentiment curieux de triomphe et d’angoisse qui l’a saisie alors, la certitude que c’était elle et Tula, désormais, contre toutes les autres.
Comment arrive-t-elle à la conclusion que pour assurer ce triomphe, pour calmer cette angoisse, il lui faut tout savoir de Tula ? C’est ainsi, en tout cas. Mais on ne pose pas de questions, à la garderie. Lisbeï, mieux que toute autre et plus vite, a appris à discerner les courants de bonne volonté ou de réticence qui parcourent les gardiennes ; elle s’est conformée à la loi tacite de la garderie, on ne pose pas de questions aux gardiennes, on attend quelles en posent. Pour Lisbeï, plus clairement que pour les autres (mais elle ne le sait pas alors), c’est comme la note soutenue d’un grand diapason, répétant ce qui est bien ; ce qui n’est pas n’a pas d’importance pour l’instant ; toutes les questions auront des réponses. Lisbeï serait peut-être devenue une mosta comme les autres, puis une dotta et une adulte comme les autres, qui sait ? S’il n’y avait pas eu Tula.
Si Tula était apparue ainsi, elle pouvait disparaître à nouveau. C’était cela l’idée qui était venue à Lisbeï (plutôt qu’une idée, un malaise diffus, insistant). Et même si elle était sûre d’avoir été seule par sa propre volonté jusque-là, elle ne voulait pas que tout redevienne comme avant Tula. Pour la première fois de sa vie, elle avait quelque chose à perdre.
Pour la deuxième fois, en réalité. Mais elle n’avait aucun souvenir de son arrivée à la nurserie de la garderie ouest, des quinze jours qu’elle y avait passés entre la vie et la mort, suscitant la surprise, l’inquiétude irritée ou la résignation triste des nourrices, jusqu’à ce que sa mère vînt la nourrir elle-même, pendant plusieurs mois, une chose jamais vue à Béthély. Elle ne l’apprendrait d’ailleurs pas de Selva. La Capte de Béthély n’aimait pas tellement se faire rappeler cet épisode inorthodoxe.
* * *
La garderie de la Tour Ouest était la plus récente des trois garderies de Béthély. Contrairement à celles des Tours Est et Sud, de grands bâtiments rectangulaires à l’ancienne, on s’y était essayée à une architecture plus audacieuse. Elle s’élevait au creux de son vaste parc, ronde un peu comme une coquille d’escargot, comme la marelle de Béthély aussi, Lisbeï le découvrirait avec une surprise ravie lorsque, vers six années, elle apprendrait à dessiner un plan. Dans les trois dernières volutes presque égales de la spirale, les plus hautes, se trouvaient les vastes nurseries d’où venaient les petites mosta – une des certitudes mineures de la garderie dont jusqu’à présent Lisbeï s’était contentée. Elle ne se souvenait pas d’en être venue. Elle savait qu’il y avait encore d’autres mosta au rez-de-chaussée, la plus large volute de la spirale ; l’escalier central la traversait, on pouvait en avoir un bref aperçu quand on descendait au parc : grand hall courbe, couloirs en étoiles, mosaïques colorées bleues et jaunes, alignements de portes, la même chose qu’au premier, rien de bien remarquable. On ne voyait jamais les grandes mosta de plus de six années, comme les toutes petites des nurseries ne voyaient pas les mosta de plus de trois années : chaque étage était autonome, avec son réfectoire, son dortoir, son infirmerie, ses salles de jeux et de travail. Même les horaires des sorties étaient agencés pour que les mosta de la garderie ne soient jamais toutes ensemble dans le parc : malgré les gardiennes, celui-ci n’aurait pas résisté bien longtemps à toutes ces enfantes déchaînées. Comme toutes les mosta de son âge, Lisbeï savait confusément qu’elle irait un jour rejoindre les grandes au rez-de-chaussée, mais c’était un savoir inerte, qui flottait sans connexions dans son esprit comme elle-même avait flotté, sans questions, dans l’éternel présent de la garderie. Avant Tula.
La garderie, son parc, ses étages connus ou devinés, étaient le commencement du monde. Ou plutôt, pendant les quatre ou cinq premières années, la garderie était le monde. La Tour Ouest se trouvait juste assez loin pour être invisible depuis le parc et, aux étages, les fenêtres étaient couvertes de peinture opaque aux deux tiers de leur hauteur. L’idée qu’il pût y avoir une continuation du monde après la garderie, hors de la garderie, faisait son chemin bien lentement dans l’esprit des petites mosta du premier étage. Parce que les gardiennes n’en parlaient jamais. Parce que c’était une des questions qu’on apprenait très tôt à ne pas poser. Parce que (comme le percevait très bien Lisbeï, mais peut-être aussi les autres mosta, de façon confuse) les gardiennes n’y croyaient pas vraiment. Ni Lisbeï ni les petites mosta ne pouvaient faire la différence entre la croyance des gardiennes en un monde extérieur à la garderie et leur doute quant à un futur des mosta dans ce monde.
Les mosta ne réalisaient-elles donc pas que les gardiennes venaient de l’extérieur et qu’elles y retournaient ? Pas vraiment. Certes, les gardiennes changeaient mais personne n’en avait jamais vu entrer ou sortir de la garderie : il n’y avait pas de porte dans l’enceinte du parc. De même, personne n’avait jamais vu arriver les bébés mosta, ou partir les mosta qui ne revenaient pas. Lisbeï se trouvait depuis une bonne année au premier étage de la garderie (même si elle n’avait pas ainsi conscience du temps écoulé) et elle avait vu disparaître la plupart des mosta les plus âgées du groupe auquel elle avait été assignée à son arrivée de la nurserie. Elle savait (de ce savoir inerte, inutile) qu’elles devaient se trouver maintenant au rez-de-chaussée, puisqu’elles n’étaient pas allées à l’infirmerie.
C’était une autre des certitudes de la garderie, une certitude majeure – un événement assez fréquent pour appartenir au tissu normal de la vie à la garderie. On tombait malade. On allait à l’infirmerie. Quelquefois, on en revenait. Plus souvent, on n’en revenait pas. Les gardiennes disaient alors : « Elle est allée rejoindre Elli » – quelque part au plafond, sans doute (mais plus haut que les nurseries), car la plupart des gardiennes levaient alors les yeux au ciel. C’était une de ces choses-qui-sont et qui sont normales ; toutes les mosta, et Lisbeï mieux que les autres, pouvaient le sentir : les gardiennes n’étaient pas vraiment tristes, elles acceptaient. C’était normal de « rejoindre Elli », d’« être avec Elli ». Elli était tout, partout, ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, disaient encore les gardiennes avec ce léger chantonnement où Lisbeï apprendrait plus tard à reconnaître une réponse toute faite ; et les questions des mosta s’arrêtaient là.
Mais Lisbeï ne pouvait plus s’arrêter là. L’existence de Tula exigeait davantage d’explications, sa présence future davantage d’assurances. Lisbeï avait la sensation confuse d’un mouvement, une circulation mystérieuse dans une pénombre qu’il fallait explorer pour l’abolir. Il y avait avant Tula et après Tula. Et les quelques certitudes de la garderie s’effilochaient sur cette inquiétude : d’où venait-on vraiment, avant ? Où allait-on vraiment, après ? Tant que cette double obscurité continuerait à rôder aux bords du monde, Lisbeï sentait bien qu’elle pourrait encore y perdre Tula.
Elle commença à poser des questions et le cycle s’amorça : les gardiennes d’abord déconcertées puis secrètement agacées ; les autres mosta, promptes à saisir les indices donnés par les adultes, qui deviennent moqueuses, quelquefois hostiles… Lisbeï percevait plus ou moins confusément les émotions d’autrui (Tula seule, par contraste, était claire, sonore, vive) : cette faculté qui l’avait jusqu’alors si bien adaptée à la garderie devint cela même qui l’en détachait. Le déplaisir ou l’embarras des gardiennes quand elle les interrogeait n’étaient plus le signal habituel de se taire et d’oublier la question, mais au contraire celui de se la rappeler et d’y revenir, une autre fois, plus habilement. D’abord créatures presque surhumaines suscitant une adoration respectueuse, les gardiennes devenaient peu à peu pour Lisbeï des personnes bien différentes selon la bonne ou la mauvaise volonté mise à répondre, d’injustes détentrices d’un savoir qu’il fallait leur arracher ; des adversaires, des moyens.
Elle n’y pensait pas en ces termes, bien entendu, pas à cinq années (plus tard, au moment de quitter la garderie, à sept années, oui). Et sans doute n’aurait-elle pas tardé à se heurter au mur que les gardiennes, se donnant le mot, auraient fini par dresser contre ses curiosités, s’il n’y avait pas eu Mooreï et si Tula n’était pas tombée malade.
* * *
Mooreï, avant d’être « Mooreï », fut pour Lisbeï « la-gardienne-qui-répond ». Elle apparut un jour, venue de nulle part comme toutes les nouvelles gardiennes, et devint rapidement celle qui s’occupait le plus souvent de la douzaine d’enfantes parmi lesquelles se trouvaient Lisbeï et Tula. Elle portait une tunique rouge et paraissait plus jeune que les habituelles gardiennes en bleu. Des Rouges venaient parfois à la garderie ouest, mais rarement, comme dans toutes les garderies ; Mooreï était la première que voyait Lisbeï. Pour cette raison, sans doute, elle remarqua la différence d’âge plus qu’elle ne l’aurait dû. Et tout d’un coup, cette intuition soudaine d’une relation jamais imaginée auparavant : les gardiennes étaient-elles des mosta devenues très grandes ?
Sur son lit, pendant la sieste, loin de Tula (les marées invisibles du dortoir ne les avaient pas encore repoussées toutes les deux ensemble dans le même coin), Lisbeï fit semblant de dormir, mais en réalité elle était très réveillée. Le mot « devenir », qu’elle avait employé jusque-là sans y penser, avait comme changé de sens – l’incarnation même de ce mouvement mystérieux qu’elle percevait autour d’elle depuis l’apparition de Tula. On devenait grande, plus grande, encore plus grande ! Elle avait toujours pensé qu’on était petite et puis plus grande, un peu comme les interminables courtepointes que la gardienne Mélanthé faisait assembler pendant les leçons de couture : des pièces découpées dans des morceaux d’étoffe, on les coud les unes aux autres, et à la fin il y a une courtepointe ; la taille, l’âge, étaient des états séparés qui, additionnés les uns aux autres, formaient une courtepointe – une mosta. Mais ce n’était pas ainsi : l’étoffe, puis les pièces découpées, changeaient tout en restant les mêmes ! L’étoffe devenait des pièces qui devenaient la courtepointe, comme Tula était devenue une petite mosta après être devenue une bébé mosta et… Charmée par le plaisir nouveau de cette régression bien ordonnée, Lisbeï avait buté là : est-ce qu’on devenait une bébé ? À partir de quoi ? On était quoi, avant d’être une bébé ?
Mooreï – seulement « la-nouvelle-gardienne-en-rouge » à ce moment-là – ne montra ni agacement ni surprise : « D’après toi, qu’est-ce qu’on peut bien être ? »
Lisbeï mit un moment à répondre, tant la procédure était inattendue. Les gardiennes posaient habituellement de fausses questions. Mais cette gardienne-là semblait très sérieuse, très attentive, comme si elle n’avait pas su la réponse d’avance. Avant d’être une bébé, d’être toute petite… Tula était plus petite ? « Toute petite-petite ? » dit Lisbeï en écartant pouce et index.
La-nouvelle-gardienne-en-rouge les prit entre ses mains et les colla l’un contre l’autre : « Encore plus petite. »
On ne pouvait pas la voir, alors ? Et une brusque illumination : « Elle était avec Elli ? »
La gardienne sourit, étonnée mais satisfaite aussi, Lisbeï put le sentir. C’était une invitation à continuer et Lisbeï égrena les maillons de la chaîne : Tula maintenant, puis plus petite, puis bébé à la nurserie et de plus en plus minuscule à mesure… qu’on retournait en arrière dans le temps. C’était ainsi qu’on devenait, dans le temps !
La gardienne hochait la tête, toujours attentive.
Bon, dans le temps et donc encore avant, Tula était si petite qu’elle était invisible, comme Elli qui est partout, n’importe où, avec Elli. Mais comment était-elle venue d’Elli ? Il n’y avait rien et tout à coup il y avait eu quelque chose, quelqu’une, Tula ?
La gardienne attendait. Puis, voyant Lisbeï silencieuse et perplexe, elle dit : « C’est comme la pomme et les pépins, Lisbeï. »
IL y avait bien des pommiers dans le parc, qui donnaient de petites pommes acides et délicieuses au cœur joliment symétrique, mais c’était un changement de sujet trop brusque. Aux yeux ronds de Lisbeï, la gardienne ne répondit pas tout de suite ; elle observa un moment les joueuses qui avaient commencé de se disputer autour d’une marelle. Puis, en soupirant comme pour elle seule, « De toute façon, tu seras bientôt une grande », elle se pencha vers Lisbeï : « Vous allez apprendre à faire pousser des plantes, Lisbeï. On met une graine qui vient d’une plante, une toute petite graine, dans la terre. La terre la nourrit et la graine devient de plus en plus grande, elle finit par sortir de la terre et elle devient une plante. Quand la plante est assez grande, elle fait des graines à son tour. Les pépins, tu vois, Lisbeï, sont les graines de la pomme. »
Lisbeï avait toujours les yeux aussi ronds, mais c’était de surprise joyeuse, c’était de comprendre. C’était presque comme l’irruption de Tula, cette soudaine illumination intérieure. Les graines qui donnent des plantes qui donnent des graines. Tula avait été une petite graine invisible en Elli. Elli était la terre, alors ?
« La terre, le ciel, tout, partout », dit la merveilleuse gardienne-qui-répond et ce n’était pas une réponse toute faite mais un assentiment joyeux, du fond du cœur. « Mais les bébés ne sont pas tout à fait des plantes, Lisbeï. Elles ne poussent pas dans la terre. »
Lisbeï pouvait sentir que la gardienne – chose inouïe – attendait une nouvelle question de sa part.
Et la question se formula presque toute seule – il y avait seulement deux sortes de personnes dans le monde de Lisbeï, après tout : les gardiennes et les mosta. « Elles poussent dans les gardiennes ? »
La gardienne se mit à rire ; elle était contente de Lisbeï. (Oh que c’était nouveau et agréable, cela !) « Dans le ventre des femmes, oui, Lisbeï. Mais toutes les femmes ne sont pas des gardiennes. »
Des femmes. Un mot nouveau. Lisbeï jeta un coup d’œil rapide, un peu timide, au ventre de la gardienne. La gardienne… était une femme ?
Mais oui, et Lisbeï aussi.
« Je peux faire pousser des bébés ? Tula aurait pu pousser dans mon ventre ? »
La gardienne fut surprise puis amusée : non, Lisbeï ne pouvait pas encore faire des enfantes, elle était bien trop petite. Quand elle serait plus grande, oui. Il fallait d’abord devenir un pommier, n’est-ce pas, avant de faire des pommes ?
Et, après avoir caressé la joue de Lisbeï, la gardienne-qui-répond s’en alla arbitrer la dispute des joueuses de marelle.
Sans se soucier des regards perplexes, scandalisés (et envieux) de Méralda et de sa bande qui avaient observé la conversation de loin, Lisbeï courut vers Tula : elle avait une nouvelle histoire à lui raconter. Les pourquoi et les comment de Tula calmèrent cependant son enthousiasme : comment venaient-elles dans le ventre des femmes, ces petites graines ?
« Elles étaient peut-être toujours là, comme les pépins dans la pomme. » Quelle idée fascinante. Y avait-il des graines dans les pépins et des graines dans ces graines et ainsi de suite ? Mais Tula, à quatre années et demie, ne voyait pas bien l’intérêt à cette spéculation tout abstraite. Elle voulait bien admettre que les graines avaient été mises là. Par Elli, sûrement. Comment ? Eh bien, par le petit nœud qu’on a au milieu du ventre (l’imagination de Lisbeï galopait libre et joyeuse). Mais comment sortaient les bébés, alors ? C’était plus gros qu’une graine, une bébé. Eh bien, on coupait le ventre, peut-être, comme une pomme et…
Non, Tula fronçait le nez, l’idée ne lui plaisait pas. En tout cas, les bébés devaient sortir par le nombril, elles étaient tombées d’accord là-dessus. Ce soir-là, en faisant leur toilette, elles avaient examiné leur ventre. Le nombril n’avait pas l’air de pouvoir s’ouvrir. Mais ça changeait peut-être quand on devenait grande.
Quel jeu délicieux, pour Lisbeï, de regarder passer les idées dans sa tête comme des papillonnes colorées et de les attraper pour les mettre ensemble et en faire une histoire – comme une courtepointe – pour l’offrir à Tula ! Mais, en se développant, l’histoire soulevait des questions de plus en plus difficiles. Les gardiennes de l’étage pouvaient-elles avoir fait toutes les mosta ? Elles avaient beau être grandes… même en faisant pousser plusieurs bébés à la fois, leur ventre n’était sûrement pas assez large pour… Et de pouffer de rire à l’image qui lui avait traversé l’esprit : une gardienne toute ronde, s’envolant dans le ciel d’Elli comme une balle qui ne retomberait pas !
Par ailleurs, si elles faisaient pousser les bébés comme le pommier des pommes, il aurait dû y avoir beaucoup plus de mosta à la garderie, même en tenant compte des invisibles au rez-de-chaussée et aux trois derniers étages, bien plus nombreuses. Et si les mosta devenaient des femmes, où mettait-on donc toutes ces faiseuses de bébés ? Il n’y avait pas la place à la garderie.
Et alors que Lisbeï tournait et retournait la question, cette nuit-là, une autre papillonne docile replia ses ailes pour se laisser saisir : les femmes-à-bébés étaient ailleurs. Elles étaient dehors. Comme le parc était dehors par rapport à la garderie, la garderie était dehors par rapport à… par rapport à ce qu’il y avait de l’autre côté du mur. C’était de là que venaient les nouvelles gardiennes ! Et les nouvelles bébés ! Comme il y avait un avant et un après, il y avait un ici et un ailleurs. Et d’une certaine façon (la sarabande des papillonnes devenait vertigineuse), c’était la même chose ! En devenant grande, on ne bougeait pas seulement dans le temps, mais dans l’espace. Il y avait un autre espace, bien sûr, de l’autre côté du mur.
L’imagination de Lisbeï se mit à faire du sur-place. Quoi, de l’autre côté ? Sûrement d’autres garderies et encore d’autres garderies… Le mouvement reprit et Lisbeï soulagée, les yeux alourdis, se laissa glisser dans cette succession infinie de garderies, avec leurs parcs, leurs dortoirs, et dedans, qui sait, d’autres Lisbeï et d’autres Tula ?
« Non ! dit Tula le lendemain, la lèvre boudeuse. Seulement toi et moi, personne d’autre. » Mais elle aima tout de suite « Plus-petite-plus-grande », le jeu inventé par Lisbeï, avec ses variantes : Tula est plus petite que Lisbeï qui est moins grande que Sita qui est plus petite que le pommier qui est plus grand que la fontaine qui… Elles passèrent des heures délicieuses à faire glisser les maillons de ces chaînes qui s’entrecroisaient et glissaient et s’emboîtaient sans fin les unes dans les autres : Tula était un maillon dans la chaîne des petites, qui croisait celle des très jeunes qui recoupait celle des habillées-en-vert sur laquelle glissait aussi Lisbeï, à sa rencontre. C’était le même mouvement d’incessante transformation qui faisait passer du dehors aux nurseries, au-premier étage, au rez-de-chaussée, et…
Et après ? Où allait-on, après ? Mais Lisbeï n’avait pas vraiment envie de continuer la chaîne de ce côté. Dehors, pour elle, c’était surtout un endroit d’où l’on venait – les gardiennes, les bébés. Et Tula, le miracle de Tula. Penser qu’on pouvait y aller, c’était trop comme penser que Tula pouvait y disparaître de nouveau.
* * *
Ce matin-là, Tula ne voulait pas se lever. Lisbeï devait avoir presque six années – il est difficile de replacer les événements dans les garderies sans calendriers, sans anniversaires. Tula avait trop chaud. Tula était fatiguée… Tula était malade !
« Une petite fièvre », dit la gardienne Néreï, résignée, avec une sorte de silence opaque. Elle emporta Tula dans ses bras et Lisbeï la suivit. Furtivement, elle toucha la main de Tula. Ce n’était plus vraiment Tula, cette lueur qui s’étouffait dans des profondeurs cotonneuses, cette résonance qui s’éloignait comme si elle avait coulé dans une obscurité grondante… Lisbeï, terrifiée, éclata en sanglots. La gardienne se retourna avec un soupir agacé : « Mais va donc au réfectoire avec les autres, Lisbeï, ne fais pas la sotte. »
Malade, Tula était malade, Tula était à l’infirmerie ! Lisbeï rattrapa les autres mosta en essayant superstitieusement de ne pas penser la pensée fatale, va-t-elle revenir ? Mais c’était impossible, bien sûr, avec les autres là pour dire (Méralda, une lueur narquoise dans les yeux) : « Elle va peut-être rejoindre Elli, elle en a de la chance, Tula. »
Tula avec Elli, invisible à nouveau, partout et inaccessible ? Non, non ! Elli n’avait pas besoin de Tula ! Elli était tout, partout, Elli était tout le temps avec Tula comme avec tout le monde, Elli n’avait pas besoin de Tula. Elli n’avait pas le droit de reprendre Tula après l’avoir donnée à Lisbeï, ou alors Elli était méchante, méchante !
La gardienne Tessa arriva derrière Lisbeï, une vague d’indignation convaincue. C’était très, très vilain de parler ainsi, Lisbeï était une égoïste de vouloir garder Tula pour elle (l’égoïsme, une des fautes principales à la garderie !). « Elli sait ce qu’Elli fait et si Elli veut rappeler Tula, c’est parce qu’Elli sait aimer mieux que toi, Lisbeï ! »
Lisbeï mangea son petit déjeuner du bout des lèvres, en silence, et quitta le réfectoire avec les autres, le cœur lourd de culpabilité mais aussi d’une révolte qui refusait de s’éteindre. Non, Elli ne pouvait pas aimer Tula mieux qu’elle, ce n’était pas vrai, pas vrai !
Après cela, la journée se déroule dans une sorte de brouillard. Lisbeï ne s’en rappelle pas grand-chose. Elle a dû se livrer aux activités habituelles, couture, dessin, menuiserie, les longues pauses dans le parc et le réfectoire à midi et la sieste – les yeux ouverts et secs dans la pénombre du dortoir. Et Mooreï n’était pas là, Mooreï qui sûrement aurait répondu aux questions ! Il y avait seulement Néreï et l’autre vieille Bleue, Tessa, agacées de voir Lisbeï silencieuse, maladroite, absente, et les regards dérobés des autres, d’abord moqueurs puis déconcertés, inquiets : qu’est-ce qu’elle a, Lisbeï ? Tula est partie à l’infirmerie, mais c’est normal, que les mosta soient malades ? N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Et les gardiennes, exaspérées de voir menacée l’inconscience habituelle de leur petit troupeau, durent inventer de nouveaux jeux et raconter des histoires jusqu’à la nuit pour faire oublier aux autres l’attitude incompréhensible de Lisbeï.
Cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, Lisbeï désobéit. Ce n’était pas tout à fait délibéré, à vrai dire. Elle ne pouvait pas dormir. Il y avait des aiguilles dans son lit, sous sa peau, dans sa tête. Elle aurait voulu crier, pleurer, sauter hors d’elle-même. Elle finit par se lever. Tout le monde dormait. Elle traversa le dortoir endormi, pieds nus et silencieux sur les mosaïques fraîches.
Et il n’arriva rien.
C’était pourtant défendu de quitter le dortoir la nuit autrement que pour aller aux toilettes. Et elle n’allait pas du tout dans la direction des toilettes : elle allait vers la sortie. Mais il n’arrivait rien. Pas de voix grondeuse, ni celle des gardiennes, ni celle d’Elli qui pourtant voyait tout, tout le temps, partout. Elle se retrouva dans le couloir. Tout était différent dans la pénombre des gazoles en veilleuse, plus grand, plus haut. Tout cet espace, vide et silencieux. Et elle toute seule au milieu. Curieusement, ce n’était pas une sensation désagréable. Plutôt le contraire, même. Puis la plaisante étrangeté de la découverte disparut : Lisbeï n’était pas trop sûre de savoir où se trouvait l’infirmerie. Elle n’y était pas encore allée à cet étage. (On soignait les bobos sur place ou au dortoir ; l’infirmerie était réservée aux cas sérieux.)
Néreï s’était dirigée vers l’escalier central, le matin. Lisbeï en fit autant, contourna le puits sombre de l’escalier (fugitive, fascinante, l’idée qu’elle aurait pu aller voir le rez-de-chaussée inconnu). Elle resta là un moment, hésitante, puis elle vit une lumière sous une porte, dans un des couloirs. Comme il fallait bien faire quelque chose, au moins continuer à bouger, elle se dirigea vers la porte. La vitre en était dépolie, rendue verdâtre par la lumière, comme de l’eau gelée. Pas un bruit. Que faire, maintenant ? L’élan qui l’avait portée hors du dortoir retombait, les lois de la garderie reprenaient leur force. Lisbeï restait là devant cette porte éclairée qui n’était peut-être même pas celle de l’infirmerie, incapable de s’en aller, incapable d’avancer non plus.
Soudain, des ombres qui bougent derrière la vitre, des voix étouffées. Lisbeï paralysée comme dans un mauvais rêve regarde la poignée qui va tourner, qui tourne… et la voix de Mooreï la tire du cauchemar : « Mais qu’est-ce que tu fais là, Lisbeï ?! »
Et tout de suite après, une autre sorte de rêve – lorsqu’elle se retrouvera dans son lit au dortoir, il lui semblera que c’était un moment sans aucune relation avec tout le reste. Il y a une autre gardienne avec Mooreï, une inconnue en bleu (le seul détail physique que se rappellera Lisbeï de cette première vision d’Antoné). Lisbeï bégaye quelque chose à propos de Tula ; Mooreï dit : « Elle dort, il ne faut pas la déranger, elle va dormir pendant plusieurs jours, il faut attendre, Lisbeï », et elle sent gris, étouffé, fatigué. Terrifiée, Lisbeï va se mettre à pleurer, mais l’autre gardienne s’agenouille devant elle, la prend par ses bras nus… et qu’est-ce que c’est, ce friselis d’échos, cette phosphorescence qui se diffuse, la surprise qui rebondit de Lisbeï à la gardienne à Lisbeï ? Le visage de la gardienne devait être tout près du sien à ce moment-là, mais elle ne s’en rappelle rien, juste cette lueur murmurante et l’éclair d’indignation qui traverse sa stupeur : de quel droit, de quel droit, c’est seulement avec Tula, la lumière, la résonance, le partage !
Les mains lâchent Lisbeï – l’écho s’affaiblit – se posent de nouveau – l’écho revient. « Elle n’a pas mal, Lisbeï, dit l’inconnue. Mais elle ne se réveillera peut-être pas. Il faut y penser. Il faut être courageuse, Lisbeï. C’est la maladie. »
Le ton de sa voix et ses émotions disent « la Maladie », et Lisbeï comprend. Fatigue et fièvre au début, comme pour d’autres maladies, mais après on s’endort d’un sommeil très profond. Si on se réveille ensuite, on n’est plus jamais malade, dit la gardienne. Bizarrement, le tumulte que Lisbeï perçoit en elle, si différent de la calme assurance un peu bornée des autres gardiennes excepté Mooreï, ces émotions violentes la calment, lui font écouter ce que dit la gardienne : il y a de la tristesse, de la colère, mais aussi de l’espoir. Si on se réveille, on n’est plus jamais malade. Mais on peut aussi ne pas se réveiller. Il faut être patiente. Retourner au dortoir et attendre. Mooreï va l’accompagner.
« Je peux y retourner toute seule », s’entend dire Lisbeï.
Encore plus étonnant, aucune des gardiennes ne se fâche.
« Va, alors, dit Mooreï. Je te le dirai, si Tula se réveille. »
Les jours suivants (trois, quatre ?), les autres mosta ne font plus attention à Lisbeï et les gardiennes sont rassurées : Lisbeï est redevenue raisonnable. Elles ne savent pas que Lisbeï attend Mooreï.
Et Mooreï arrive, pendant une récréation. Il pleut, les mosta ne sont pas dans le parc mais dans la salle de jeux. Méralda et les autres jouent à la marelle sans beaucoup d’entrain – il y a tout juste la place pour dessiner une trop petite spirale, et on n’a pas le droit de chanter la comptine habituelle en sautant d’une case à l’autre quand on n’est pas dehors. Dans un coin, Lisbeï griffonne sur une ardoise ; elle dessine une fontaine, de l’eau qui revient tout le temps, qui revient. Et Mooreï entre. L’élan qui porte Lisbeï vers elle et l’effort qu’elle fait pour le dissimuler la laissent sans force. Mooreï passe parmi les mosta pour leur dire bonjour et regarder ce qu’elles font. Les yeux baissés sur l’ardoise, Lisbeï sent plus qu’elle ne voit la robe rouge s’arrêter près d’elle.
« Elle est réveillée », murmure Mooreï.
L’ardoise tombe sans faire de bruit sur la natte qui couvre le sol, mais déjà Mooreï est allée s’asseoir près de l’autre gardienne. Elle prend un tricot bleu dans le grand panier et se met à tricoter. En chantonnant. Une mélodie que personne ne connaît. Au bout d’un moment, elle demande à la cantonade : « Connaissez-vous la chanson d’Elli ? », et non, bien sûr, les mosta ne la connaissent pas ; quelle chanson, demande Méralda toujours prompte à reconnaître une gardienne de bonne volonté.
« La chanson qu’Elli chante en tirant sur le fil. »
Quel fil ? Ah, c’est une longue histoire.
Les mosta ont commencé à dériver vers Mooreï, elles s’assoient en rond autour d’elle et Lisbeï finit par en faire autant : la curiosité est la plus forte. Les gardiennes racontent souvent des histoires, mais des histoires… utiles. Celle de La-mosta-étourdie-et-la-petite-allumette. Celle de L’escalier-qui-mangeait-les-mosta. Ou encore celle de La-mosta-qui-dut-tricoter-son-lit. Des histoires d’Elli, il n’y en a encore jamais eu.
« Quel fil ? » répète Mooreï, pensive. D’un geste vif, elle enlève les aiguilles de son tricot, défait les rangs déjà tricotés et commence à rembobiner là pelote. Puis elle prend une autre pelote, jaune celle-là, et casse de petits morceaux de laine qu’elle noue à intervalles irréguliers le long du fil bleu détricoté. Les mosta la contemplent, pétrifiées de surprise et d’attente ravies. « Le fil que tricote Elli, bien sûr », dit Mooreï en réenroulant la pelote bleue hérissée de ses petits bouts de fil jaune. « Elli a tout créé, vous le savez. Un jour, Elli a décidé qu’Elli s’ennuyait toute seule, alors Elli a pris un morceau d’Elle-même et s’est dévidée, comme une pelote de laine. Et c’est ainsi qu’Elli a fait la lumière et la nuit, la terre et l’eau pour les plantes et… (tout en pariant, elle a commencé de dérouler la pelote bleue et elle est arrivée au premier nœud jaune)… et tenez, Elli nous a créées aussi, toi, Méralda… (un nœud jaune)… et toi, Tallie… (un autre nœud)… et Garrec, et Lisbeï, Meï, Pia… »
Bientôt, un amas de laine bleue repose sur les genoux de Mooreï, qui cherche les extrémités du fil, les noue, reprend les aiguilles et monte rapidement un rang tout bleu, car les nœuds jaunes commencent plus loin, « … et en même temps qu’Elli se dévide pour tout créer, Elli tire d’Elle-même son propre fil, comme Aragne la Fileuse. Vous connaissez Aragne la Fileuse… »
Le chœur des mosta lui répond, oui, bien sûr, elles connaissent l’infatigable Fileuse qu’on leur cite toujours en exemple ; et alors, et alors ?
« Eh bien, Elli tricote le monde d’un côté et, en même temps, Elli le détricote d’un autre côté. Comme je ne suis pas Elli, je ne peux pas le faire aussi bien, mais c’est un peu comme ce que je fais là. Et Elli ne tricote pas toujours la même chose, bien entendu. Elli s’ennuierait trop ! Elli change la couleur du fil, ou le point, ou le nombre des mailles et ainsi Elli est toujours contente de son tricot parce qu’il est toujours nouveau. Elli a du plaisir aussi à se retrouver au fur et à mesure dans ses créations qui lui reviennent au long du fil, car, il ne faut pas l’oublier, c’est Elli-même qu’Elle tricote et détricote. »
Le premier nœud jaune arrive sur l’aiguille : « Et tiens. Méralda, te voilà, tu viens d’être tricotée par Elli. Et toi, Tallie. Et Garrec, Lisbeï, Meï, Pia… »
Les mosta ont compris le jeu et crient leur nom à mesure que les nœuds jaunes entrent dans le tricot bleu ; le fil arrive bientôt à sa fin : une longueur de laine avec le nœud qui la rattache au commencement du tricot, sur les genoux de Mooreï.
« Et on recommence », dit Mooreï en tendant à Méralda l’aiguille portant les mailles. Méralda éclate de rire, tire l’aiguille, et les mosta les plus proches tirent sur le fil pour détricoter les mailles.
« Ça ne finit jamais, vous voyez ? Nous venons d’Elli et nous retournons en Elli, tout le temps. Certaines plus tôt, certaines plus tard. Comme Ricia, ou Fénora. »
Qui sont parties à l’infirmerie et ne sont pas revenues. Méralda ajoute, avec une intonation affirmative : « Comme Tula. »
Et Lisbeï, bien sûr, ne peut s’empêcher de crier, furieuse, joyeuse, que Tula est guérie, qu’elle reviendra bientôt de l’infirmerie !
Les autres se tournent vers Mooreï, qui incline la tête en signe d’assentiment.
« De toute façon, dit Méralda en reniflant, après un petit silence stupéfait, Elli l’aurait retricotée. »
Bien sûr, sourit Mooreï, et Tula aurait eu à nouveau sa place dans l’amour d’Elli, sauf qu’elle ne se serait plus appelée Tula à son retour et qu’elle aurait eu une autre apparence, parce que le point du tricot change souvent.
Comment sait-on qui revient, alors ?
Mooreï sourit en ébouriffant les cheveux de Pia : « Elli seule, qui est le commencement qui est la fin. C’est Elli qui choisit les points du tricot. Elli sait qui revient et qui doit partir. »
Pourquoi faut-il alors que la petite Meï demande : « On retourne toujours en Elli, alors, quand on s’en va ? »
« Non, dit Mooreï. Quand vous serez plus grandes, bientôt, celles d’entre vous qui vont avoir six années, comme toi, Méralda, ou Tallie, ou Rubio et Turri, ou toi, Lisbeï… – et l’inflexion de sa voix alerte Lisbeï – … vous irez en bas et vous ne reviendrez pas ici. Les petites, elles, resteront ici. Vous ne les verrez plus, elles ne vous verront plus. Pour elles, d’une certaine façon, ce sera comme si vous étiez parties en Elli. »
Elle et Tula, elles vont être séparées de toute façon ?! Parce que Lisbeï va devenir une grande et qu’elle devra partir ? Bientôt ?
Mooreï continue : au bout d’un certain temps, les petites devenues grandes à leur tour iront elles aussi au rez-de-chaussée. La fureur incrédule de Lisbeï diminue. Tula n’est pas si petite, sûrement, ça ne sera pas trop long, cette séparation ? Mais la présence des autres mosta l’empêche de demander à Mooreï.
Et elle ne peut pas non plus à ce moment-là, c’est trop dur, se poser la véritable question : après la première fois, à mesure qu’elle deviendra plus grande que Tula toujours plus petite, y en aura-t-il d’autres, des séparations ?
* * *
(Antoné/Lettre)
Béthély, 12 de junie 479 AG.
Comme tu vois, ma douce, je suis rendue à bon port si l’on peut dire, à Béthély (les seules vagues ici sont celtes des collines). Je crois que je vais rester un peu et tu peux m’écrire ici, au moins ta prochaine lettre – que j’espère recevoir plus tôt que la dernière. Deux mois entiers pour parcourir six cents klims, c’est beaucoup, même en considérant la lenteur proverbiale du courrier dans le Sud-Est. Je crois plutôt que les Mérici ont « oublié » ta lettre dans un coin parce qu’il n’y avait pas de cachet de réexpédition sur l’enveloppe.
Elles n’étaient pas mécontentes de me voir partir, je crois. J’en ai un peu trop secoué deux ou trois dans leurs belles certitudes massives. Béthély est très… reposante, après deux mois dans une Famille de Juddites ! Non que ce soient des Progressistes à tout crin, ici. Plutôt des Traditionalistes pragmatiques, quelque part entre les Croyantes et les Progressistes… Mais voilà que je retombe dans la valse des étiquettes, comme tu dis. Les manies de Wardenberg sont décidément longues à secouer.
Je ne vais pas te faire faire un tour guidé de Béthély ; la Capterie ressemble aux descriptions des livres. Les illustrations que tu m’as envoyées datent un peu, cependant, et surtout, elles sont l’œuvre d’une qui avait trop lu la trilogie de Tonilù de Caranthe : les tours ne sont ni si sombres ni si majestueuses, il y a longtemps que les fortifications ont disparu, et pour tout dire la Capterie ne semble pas ruminer continuellement des pensées austères sous un ciel orageux. D’accord, c’est un lieu historique à plus d’un titre, mais celles qui y vivent n’y pensent pas à chaque minute de la journée. Une fois par année, oui, sûrement, pendant le pèlerinage de Garde, et d’après ce qu’on m’en a dit, on semble estimer que c’est plutôt un dérangement qu’une gloire (quoiqu’elles ne crachent pas sur ce que cela leur apporte, loin de là !).
On m’a accueillie avec une amabilité polie, écouté mes explications avec un intérêt tout aussi poli. On, c’est surtout la Capte, Selva (vingt-deux années, mais elle a l’air plus jeune), et sa Mémoire, Mooreï (encore une Rouge à trente-quatre années, la fameuse fertilité des Béthély n’est pas un vain mot). Je n’ai pas eu beaucoup de contacts pour le moment avec le reste de la Famille. On m’a ouvert sans problème les Archives – agréable changement après les Mérici. Chez les Béthély, le Livre des Lignées est accessible à toutes, comme le reste des Archives. Non qu’il y ait tellement de curieuses dans la Bibliothèque pour les consulter. Elles sont toutes trop occupées à travailler. Si j’osais (mais je vais oser), je dirais que Béthély est une vraie ruche ! Presque tout se fait à la main. Depuis une vingtaine d’années, elles ont l’énergie hydraulique (pourtant réservée aux seuls ateliers) ; mais pas d’électricité, comme dans toute la Létale, bien qu’une rivière passe près de la Capterie (canalisée par les Harems ; les Ruches n’ont quand même pas démoli le canal). Question de religion. Ou plutôt, d’après l’ambiance générale de la Famille, assez discrète là-dessus, ce sont des habitudes, trop bien enracinées dans l’histoire. Étonnant, n’est-ce pas ? À Béthély, on penserait que toutes sont des Croyantes féroces.
Ce n’est sans doute pas la Capte actuelle qui va beaucoup secouer les habitudes, en tout cas, bien qu’elle semble manifester quelques désinvoltures intéressantes à l’égard des coutumes de la région. C’est grâce à elle, par exemple, que Béthély est passée à l’éclairage au gaz il n’y a pas très longtemps ; elles ont de beaux réservoirs à méthane encore flambant neufs et des compresseurs que les plus âgées considèrent quand même avec une certaine méfiance. Selva m’a posé des questions intelligentes quand je lui ai expliqué mon projet de recherche sur la Maladie. (Pas en détail ; je n’ai pas prononcé le mot fatal, rassure-toi !)
Et voilà, j’y suis revenue, je suis incorrigible. Mais depuis le temps tu dois avoir l’habitude. Le taux d’incidence de la Maladie est de 46 % chez elles, mais le taux de survie est maintenant presque de 9 % ! Énorme, non ? Et si j’en crois leurs Archives, le graphique montre aussi une progression lente mais continue de la Maladie et de la survie à la Maladie (la résistance ? mais ce n’est pas une infection, puisque ce n’est jamais contagieux). Et devine quoi ? Le taux d’infections subséquentes à la Maladie est de 0,04 % chez les survivantes. Mon hypothèse continue à tenir bon, oui ?
Je vais essayer de conserver mon « objectivité scientifique » ; tu m’accorderas cependant que les chiffres… les statistiques… etc. Même si mon point de départ était d’une subjectivité suspecte, l’intuition s’est révélée fructueuse. Ce n’est pas ma faute si ma propre Maladie m’a traumatisée ! Mais sérieusement.
Non, sérieusement, je m’en rends bien compte, je suis très loin d’être objective. Mais capable, tu me l’accorderas, de prendre en considération mon intérêt personnel dans cette recherche et de l’inclure dans l’équation. Et de toute façon, je ne veux pas être (prétendre être) « objective ». Les Béthély ont une façon très « objective », par exemple, de traiter le problème de la mortalité infantile, la même à peu près que partout ailleurs en Litale et que je continue à trouver… révoltante. Elles ont conservé plus de coutumes des Ruches quelles ne voudraient l’admettre. Les enfantes sont élevées à l’écart, en garderie jusqu’à sept années, comme chez les Juddites les plus strictes. « Mosta », non-personnes, jusqu’à sept années (elles ne savent même pas ce que ça veut dire avant de sortir des garderies). Pratiquement pas d’éducation avant sept années non plus, bien entendu ! « Moins les mosta en savent, moins elles en perdent si elles doivent rejoindre Elli. » Tout ce potentiel gaspillé !
D’un autre côté, je comprends, bien sûr. Pas d’investissement affectif ni intellectuel dans les enfantes avant d’être sûre qu’elles survivront. Logique. « Rationnel ». Et je peux bien protester, moi qui n’ai jamais perdu d’enfante.
Bref.
(Ce qui est curieux, si on tient compte de la relative proximité des Mauterres, c’est le nombre assez peu élevé de malformations. Elles n’ont pas la même politique qu’a Wardenberg, leurs critères de décision à la naissance sont moins étroits. Leur tolérance, il y a encore quelques années, s’arrêtait aux bras ; on pouvait vivre sans jambes à Béthély, mais pas sans bras. Celles qui sont plus sérieusement handicapées vivent dans une des Fermes, à l’écart. Presque toutes sont stérilisées, cependant. Encore du gâchis. Mais j’accorderai aux Juddites – et à Wardenberg, curieux compagnonnage ! – que dans l’état de nos connaissances en génétique, il vaut mieux prévenir que ne pas pouvoir guérir. La définition de « cas extrême » varie seulement un peu trop d’une province à l’autre à mon goût.)
Les Béthély ne sont quand même pas des Juddites et l’atmosphère générale est plutôt agréable. Les enfantes ne sont visiblement pas malheureuses dans les garderies et semblent bien s’intégrer ensuite à la vie de la Famille. Elles sont bien encadrées dès le début, mais pas d’une façon trop rigide. On permet parfois des exceptions, on tient parfois compte des cas spéciaux. La Capte a donné l’exemple, justement, c’est ce dont je te parlais plus haut. Sa première-née a très mal supporté la nurserie, au début. Mères et enfantes sont séparées dès la naissance, bien entendu (ça ne pose pas de problèmes, puisque les mères – on dit beaucoup « génitrices », ici – sont conditionnées de cette façon depuis toujours). Pas de problèmes non plus avec les enfantes, dont les nourrices s’occupent de façon plus que compétente. Mais cette enfante-là se serait laissée mourir de faim si Selva n’avait pas décidé d’aller voir ce qui se passait – contre toute la tradition locale – et si elle ne l’avait nourrie elle-même pendant plusieurs mois ! Tu imagines les commentaires dans la Famille ! Mais enfin, la petite a survécu jusqu’à maintenant et plus personne n’a critiqué Selva. Non qu’on l’ait imitée, bien sûr, à Elli ne plaise ! (De toute façon, le cas ne s’est pas présenté de nouveau.) Mais on ne lui tient pas rigueur de cette entorse aux traditions. Au moins, ça crée un précédent.
J’avais trouvé l’incident intéressant pour ce qu’il m’apprenait de Selva, mais sans plus. Et voilà qu’à mon arrivée, j’ai fait la connaissance de la petite en question. Elle s’appelle Lisbeï. Sa sœur Tula a été mise dans la même garderie quelle. Fait remarquable, elles ont presque deux années de différence : Selva a décidé qu’elle espacerait ses grossesses comme les Rouges ordinaires. Pas de protestation dans la Famille. La personnalité de la Mémoire, Mooreï, doit y être pour quelque chose. Elle aurait pu être communicatrice : c’est une conciliatrice née (et une Croyante, de surcroît ; elle dirait sans doute que l’une ne va pas sans l’autre). Mais revenons à Lisbeï. Elle a bientôt six années ; n’a pas eu la Maladie ; ne devrait plus l’avoir, normalement (même si je l’ai eue très tard, moi, et toi aussi, n’est-ce pas ? mais enfin, c’est encore l’exception). La cadette, cependant, Tula, venait de l’avoir quand je suis arrivée. Le matin même. J’ai demandé à la voir et Mooreï m’a emmenée à l’infirmerie ce soir-là. Lisbeï s’était sauvée du dortoir pour essayer de la retrouver ! Nous la surprenons à la porte de l’infirmerie, je m’attendris, je me dis que, même si eues ne savent pas quelles sont sœurs, les deux petites doivent s’aimer beaucoup, je la prends dans mes bras pour essayer de la rassurer…
Tu te rappelles quand nous nous sommes touchées pour la première fois ? Eh bien, c’était un peu pareil. Du coup, je suis retournée voir la cadette, Tula ; je n’avais pas fait attention en la touchant et de toute façon l’effet était très assourdi par la fièvre. Mais elle aussi. Moins que la plus grande, mais elle aussi. Elle s’est réveillée quatre jours après et c’était bien plus net quand je l’ai touchée à ce moment-là.
La grande n’a pas été punie, au fait.
Tu comprends pourquoi je vais sans doute rester à Béthély un peu plus longtemps que prévu. Je n’ai pas encore trouvé l’occasion de toucher Selva, mais je vais essayer. Je veux savoir si c’est d’elle que ça vient ou des géniteurs des petites (Lisbeï est une Callenbasch, Tula une Belmont). Rassure-toi, je serai discrète. Et non, je ne suis pas en train de me replonger dans mes théories d’autrefois. Je ne théorise plus. Je veux simplement rassembler les faits. J’ai survécu à la Maladie, tu as survécu à la Maladie, et les trois de Llétréwyn, et les deux d’Angresea, et cette petite Tula – et nous possédons toutes à des degrés divers cette… faculté. Ce sont des faits, non ? D’accord, des dizaines d’autres ont survécu à la Maladie (et en particulier à Béthély, donc, surtout depuis une demi-douzaine d’années) et elles ne semblent pas présenter la moindre trace de cette faculté. Mais… Permets-moi de continuera traquer les faits, quand il y en a.
Je dois m’interrompre, la courrière du Nord va partir. En espérant donc que cette missive te rejoindra rapidement et que j’aurai de tes nouvelles rapidement aussi, je t’embrasse de tout mon cœur.